« Pourquoi vous êtes certainement un PNJ »
Traduction de l’article original de Gurwinder : « Why you are probably an NPC, and what to do about it »
https://gurwinder.substack.com/p/why-you-are-probably-an-npc
Pourquoi vous êtes certainement un PNJ
Et comment réagir ?
« Le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone,
et cela reste vrai que l’on soit d’accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment. »
― Orwell
Il devient de plus en plus difficile de distinguer les humains des robots, non seulement parce que les robots ressemblent de plus en plus aux humains, mais aussi parce que les humains se comportent de plus en plus comme des robots.
Les algorithmes modélisent de mieux en mieux les comportements humains à mesure que nos connaissances en psychologie évoluent. Une balade sur les réseaux sociaux permet d’observer des personnes s’indigner en groupe, toujours sur les mêmes sujets, toujours de la même façon, prévisibles comme des horloges.
La recrudescence du comportement robotique cette dernière décennie a conduit à la création d’un mème : le PNJ, ou Personnage Non-Joueur. À l’origine, ce terme désignait les personnages de jeux vidéo dont le comportement est entièrement contrôlé par l’ordinateur, mais il fait maintenant également référence aux êtres humains du monde réel qui se comportent de manière aussi prévisible que les PNJ des jeux vidéo, avec leurs réponses prévisibles et leurs attitudes d’automates.
Paradoxalement, tout le monde a tendance à se représenter ses opposants politiques comme des PNJ, mais pratiquement personne ne soupçonne jamais de l’être soi-même. Cela tient au fait qu’être un PNJ ne dépend pas de ce qu’on pense ou fait, mais de la manière dont on détermine ce qu’on pense ou fait. Et lorsque l’on se base sur cette norme, nous sommes tous, à divers degrés, des PNJ qui s’ignorent.
Voici la vraie raison : le cerveau est généralement considéré comme une machine à penser, alors qu’il est plutôt l’inverse : une machine à contourner la pensée. Cela s’explique par le fait que la cognition coûte de l’énergie et du temps, des ressources rares dans l’histoire de notre évolution.
En tant que tel, le cerveau a évolué pour être un « avare cognitif » qui fonctionne selon le principe du moindre effort, empruntant autant de raccourcis que possible dans la pensée et la perception pour construire des modèles de représentation du monde fonctionnels mais radicalement simplifiés (et peu coûteux en énergie).
Un PNJ, alors, est quelqu’un qui fait précisément ce pour quoi il a évolué. Au lieu de dépenser du temps et de l’énergie pour identifier ce qui est vrai, il emprunte des raccourcis qui le mènent non plus à la vérité telle que la raison peut la définir mais plutôt à des « vérités » plus pratiques, plus locales. Il sous-traite ses croyances et automatise son raisonnement.
Internet offre une variété de raccourcis vers la « vérité » et le chemin emprunté détermine l’espèce de PNJ à laquelle une personne appartient. J’ai identifié cinq espèces courantes de PNJ dans lesquelles la majorité des internautes se retrouvent. Analyser les raccourcis qu’ils empruntent est essentiel pour comprendre l’univers de l’information. Qui pourrait prétendre ne jamais utiliser l’un de ces raccourcis lui-même lorsqu’il forme ses croyances ? Qui peut croire qu’il n’a pas formé des croyances de PNJ ? Vous êtes peut-être aussi, comme le commun des mortels élite incluse, un PNJ qui s’ignore. Je vous propose d’en prendre conscience plus en détails.
Examinons les différentes espèces de PNJ et leurs différents raccourcis vers la « vérité ».
PNJ #1. Le conformiste
Le stéréotype du PNJ est le conformiste. Il fait confiance au processus par lequel la société produit ses consensus et accepte le point de vue dominant sur tout. Dès qu’il a besoin de réponses, le conformiste consulte le premier résultat sur Google – typiquement Wikipédia – et adopte la réponse telle qu’elle se présente à lui.
La confiance aux consensus semble un bon raccourci vers la vérité, car elle donne l’impression d’externaliser sa réflexion non pas à un seul expert, mais à tous à la fois. Malheureusement, en pratique, cela ne fonctionne pas.
En 2016, une équipe de physiciens dirigée par Lachlan Gunn a étudié la précision de témoins qui devaient identifier des suspects à partir d’une série de photos fournies par la police. Ils ont constaté que plus l’unanimité augmentait, plus l’inexactitude des témoignages augmentait, jusqu’à ce qu’ils ne soient pas plus pertinents que le hasard. Les chercheurs ont découvert une simple explication stochastique au « paradoxe de l’unanimité » : chacun étant différent, la probabilité qu’une personne soit d’accord avec une croyance est infime, sauf si une force irrationnelle, telle que la paresse ou la pression sociale, pousse à l’approbation. En d’autres termes, plus les gens sont d’accord, moins ils sont susceptibles de penser par soi-mêmes.
Cela expliquerait, par exemple, pourquoi l’analyse de Peter Daszak sur l’origine du COVID a pu conduir à un consensus, prématuré, dès mars 2020. Et pourquoi le même mois l’OMS a annoncé, tragiquement, que le virus du Covid n’était pas transmissible par l’air.
Lorsque la vérité se vérifie aisément comme en mathématiques, le consensus se forme de façon idéale : les experts parviennent tous à la même conclusion. Mais lorsque la vérité est plus difficile à vérifier, comme en médecine ou en sciences sociales, le consensus se forme non pas lorsque tous les experts parviennent à la même conclusion, mais lorsque quelques experts parviennent à une conclusion et que tous les autres adoptent cette hypothèse sans autre vérification, généralement parce qu’ils manquent de temps ou de ressources pour remettre en question ce qui s’apparente alors à un dogme.
Les experts à l’origine d’un consensus sont souvent motivés par des intentions peu louables. Les universitaires sont incités à publier des résultats remarquables, ce qui les pousse souvent à manipuler ou à fabriquer des données. Dans un passé récent, plusieurs scandales de ce genre ont éclaté. Dans un cas, un professeur a falsifié des recherches pour suggérer que les personnes blanches souhaitent des peines de prison plus longues pour les personnes noires. Dans un autre cas, le président de Stanford a été contraint de démissionner après qu’il ait été prouvé que ses recherches contenaient des images truquées. Dans un autre cas encore, il s’est avéré qu’une universitaire spécialisée dans l’étude de la malhonnêteté s’était rendue coupable de malhonnêteté dans ses propres recherches !
Les universitaires sont également susceptibles d’être influencés par l’argent. Dans les années 1960, l’industrie sucrière a lancé le projet 226, pour financer un consensus scientifique mensonger qui a duré des décennies et selon lequel le sucre ne provoque pas de maladies cardiaques. Plus récemment, le maire adjoint de Londres a été pris en flagrant délit de corruption, en rémunérant un scientifique, aux frais de la mairie, pour remettre en question des études contradictoires sur l’efficacité de sa politique écologique en ZFE.
En plus de l’argent, les fabricants de consensus tombent fréquemment sous l’influence d’idéologies. Le milieu universitaire présente un fort biais de gauche progressiste et de nombreux universitaires sont sensibles aux questions « woke » au point de voir de l’oppression même dans des événements triviaux. Ce qui les pousse à se comporter en activistes plutôt qu’en chercheurs. Ce biais est désormais si répandu que personne ne tente plus de le cacher. L’année dernière, la prestigieuse revue de sciences sociales Nature Human Behavior appelait, dans le bruit et la fureur, à la suppression de découvertes scientifiques jugées politiquement incorrectes. Ils n’en ont pourtant pas besoin : la plupart des universitaires pratiquent déjà l’autocensure pour éviter la colère de leurs collègues et de leurs étudiants, ce qui n’est guère surprenant quand on sait que 75 % des étudiants affirment qu’ils signaleraient leurs professeurs si ceux-ci osaient exprimer des opinions choquantes. En raison de la peur de l’ostracisme, se forme dans les milieux universitaires une spirale du silence dans laquelle peu de gens se sentent capables d’exprimer des opinions divergentes.
Comme le milieu académique est la source de la plupart des nouvelles connaissances, ses biais sont hérités par chaque source d’information en aval, y compris les médias grand public, Wikipédia, Google, ChatGPT, les algorithmes des médias sociaux, les documents politiques, les films hollywoodiens et même le consensus sociétal. L’omniprésence du biais libéral « woke » rend difficile notre capacité à le percevoir, tout comme les poissons n’ont pas le concept de l’eau, mais cet angle mort sociétal est précisément la raison pour laquelle je – en tant que libéral – le dénonce ; les biais libéraux peuvent bien être modérés, ils affectent quand même tout.
L’histoire récente montre le développement du parti pris « woke » dans la culture dominante. Entre 2010 et 2019, l’utilisation par les médias grand public de mots tels que « sexiste » et « raciste » a augmenté d’environ 400%, ce qui n’est justifié par aucune augmentation réelle de la discrimination, et a conduit les libéraux, par exemple, à surestimer le nombre de tirs de la police sur des Afro-Américains d’au moins 2500 %. Ce parti pris médiatique influence à son tour les acteurs du consensus, bouclant ainsi la boucle du système et créant un cercle vicieux d’hystérie en matière de justice sociale.
Tout cela a été alimenté par un parti pris gamma dominant dans la culture qui met l’accent sur les disparités sociales défavorables aux femmes et aux minorités (comme leur représentativité dans le cinéma), tout en ignorant les disparités défavorables aux hommes et aux personnes blanches (comme les taux de suicide). Les premières disparités alimentent les paniques morales et les théories du complot, tandis que les secondes sont ignorées.
Les conformistes qui s’appuient sur le consensus grand public peuvent donc être identifiés par leur surestimation (souvent hystérique) des problèmes auxquels sont confrontées les femmes et les minorités. Leurs biographies sur les réseaux sociaux sont souvent ornées de saluts à la justice sociale – BLM, lui/il, LGBTQIA+ – mais leur croyance en ce qui constitue la justice sociale est dictée par les modes populaires ; par exemple, demander plus de rôles au cinéma pour les personnes noires, malgré la sur-représentation des personnes noires dans les films. Les demandes des conformistes en faveur d’un monde plus juste peuvent être sincères, mais leur simplisme, leur double standard et leur refus d’apprécier la complexité des problèmes sociaux qu’ils dénoncent rendent leur droit moral sans objet. De plus, leur radicalisation subtile par Wikipedia, qui les a convaincus que leurs opinions sont normales et que quiconque est en désaccord est « d’extrême droite », les rend imperméables à la correction et méprisants envers ceux qui essaient.
Le consensus conduit à la vérité lorsque les acteurs du consensus sont motivés pour accéder à la vérité. Cependant, l’unanimité publique est tout aussi souvent le produit de la paresse, de la pression des pairs, de l’argent et de l’idéologie que de l’accord rationnel. Par conséquent, le conformiste emprunte souvent un raccourci non vers la vérité, mais simplement vers les récits qui sont les plus socialement, politiquement ou financièrement utiles aux producteurs de consensus.
PNJ #2. L’objecteur
L’objecteur est l’antithèse du conformiste : au lieu de suivre la pensée dominante, il en prend le contre-pied. Il part du principe que le système de production de consensus de la société est conçu pour manipuler les foules.
La méfiance d’un objecteur envers l’opinion dominante découle souvent d’une idéologie qui encourage le scepticisme envers la société en général, telle que le christianisme, l’islam ou le NRx. Souvent, l’objecteur est un conformiste désillusionné.
Un conformiste qui développe un sens de la curiosité en vient à réaliser que le consensus n’a pas été complètement honnête. La prise de conscience débute le plus souvent autour d’un sujet particulier, par exemple la question du genre. Le conformiste remarque qu’il ne dispose pas d’une opinion formelle sur une question qui pourtant prend de l’importance dans l’espace public, comme l' »identité de genre ». Ensuite, il relève que la nouvelle définition de la femme, comme « quelqu’un qui s’identifie comme une femme », a quelque chose de tautologique. Puis il remarque que le consensus selon lequel les revendications de dysphorie de genre augmentent en raison de la levée des stigmates n’a aucun sens, car la majorité des nouveaux cas sont des adolescentes. À ce moment-là, il comprend que l’effrayante affirmation selon laquelle la jeunesse née avec le mauvais sexe est plus sujette au suicide lorsqu’elle n’accède pas à « l’accompagnement médical à l’affirmation de son genre »- une revendication qui pousse beaucoup à soutenir des interventions chirurgicales sur des mineurs afin de modifier leur sexe – est sans fondement. Puis il réalise que le « protocole de Groningen » – consensus qui pose que des médicaments qui bloquent la puberté suivis de l’injection d’hormones du sexe opposé forment une méthode sûre et efficace pour limiter la dysphorie du genre chez l’enfant – était basé sur des études à la méthodologie contestée provenant d’une entreprise pharmaceutique privée. Enfin, lorsqu’il s’exprime sur ce sujet, il ne reçoit aucune réponse si ce n’est des accusations de transphobie. Il conclut que le consensus commun l’avait intentionnellement induit en erreur à propos du genre et il s’empresse alors d’étendre ses doutes à tout ce qu’il avait dû prendre pour acquis jusque là, comme les vaccins, la race, le changement climatique ou encore l’Ukraine, parmi tant d’autres.
Notre détestation pour quelque chose est d’autant plus intense que nous lui avions prêté notre confiance auparavant. C’est pourquoi le conformiste qui se sent trahi par le consensus aura souvent tendance à surcorriger et à ne plus croire en rien de ce que dit le consensus. Ainsi naît un nouveau type de PNJ : l’objecteur.
Étant donné que le consensus dominant tend vers la gauche progressiste, l’objecteur tend vers la droite. Il est une espèce plus rare de PNJ que le conformiste, mais il ose les prises de positions les plus extrêmes sur Internet, servi en cela par les médias alternatifs en pleine croissance qui ont désormais atteint un niveau d’influence comparable à celui de la presse conventionnelle. L’objecteur modéré, qui est en désaccord instinctivement avec le courant dominant uniquement sur les sujets les plus controversés, peut obtenir ses informations auprès de sources légèrement contradictoires comme The Hill et le Joe Rogan Experience. L’objecteur le plus engagé s’appuie sur des sources résolument anti-establishment comme Russell Brand, Tucker Carlson et Bret Weinstein dans le monde anglophone, ou encore France Soir ou André Bercoff en France. L’objecteur extrême, qui ne croit plus rien en provenance du courant dominant, a recours à des fabulateurs professionnels comme Alex Jones et David Icke dans le monde anglophone ou encore comme le professeur Raoult ou Idriss Aberkane en France.
Si un objecteur n’est pas déjà un adepte des théories du complot, les groupes radicaux le transformeront rapidement en adepte. Cela s’explique par le fait que les médias des extrêmes sont naturellement dominés par un récit aussi simpliste que séduisant : celui selon lequel l’élite n’est pas digne de confiance car elle est contrôlée par des lobbyistes qui manipulent les masses. Les lobbyistes désignés peuvent varier – George Soros, Klaus Schwab, les Francs-Maçons, les Juifs – mais dans toutes les variations du récit, ceux qui tirent les ficelles utilisent des politiques mondialistes et des institutions grand public pour féminiser les hommes, instaurer un gouvernement mondial et initier une sorte de « Grande réinitialisation ». C’est cette croyance fondamentale qui justifie le pari de l’objecteur de croire le contraire de l’opinion commune.
La pensée conspirationniste est câblée en nous via une heuristique évoluée appelée « détection d’agence hyperactive » (faculté organique grâce à laquelle on repère les agents volontaires autres que soi ainsi que les agents susceptibles de vous nuire, comme le serpent par exemple, faculté qui permet notamment de détecter les agents dont la volonté est en contradiction avec la nôtre, aux intérêts divergents). Au cours de notre évolution ancestrale, il était plus sûr d’être paranoïaque car cela nous aidait à éviter les pièges. Il en résulte que nous avons évolué pour présumer que les choses arrivent par l’effet d’une volonté extérieure, d’un complot, ce qui explique aussi bien les théories du complot que le créationnisme.
Aujourd’hui, avec un accès à une quantité presque infinie d’informations, l’objecteur peut créer un puzzle sur mesure pour justifier sa paranoïa. Il adopte l’opinion du moment lorsque cela soutient ses aspirations, mais rejette l’information qui remet en question son récit, la qualifiant de « propagande mondialiste » ou de « pouvoir scientifique ». Finalement, les attaques contre ses croyances deviennent des preuves du bien fondé de ses croyances.
L’objecteur justifie souvent son rejet du consensus en évoquant les exemples passés où il s’est senti trompé. Mais il n’applique jamais cette même critique aux extrêmes, qui se sont trompent bien plus souvent sans jamais se corriger.
« We know academia has a replication crisis because academics discovered it does. » (<= Je n’arrive pas à traduire, je ne comprends cette phrase, désolé.) Comme les extrêmes ne cherchent même pas à s’auto-corriger, elles ne souffrent jamais de crise de doute ou de remise en question de soi, ce qui leur offre l’illusion de solidité dans leur posture. C’est pourquoi la plupart des recherches que je cite dans mes articles proviennent des sources grand public. Si je semble m’en prendre davantage aux idées communes qu’aux extrêmes, c’est paradoxalement parce que j’ai plus de considération pour l’opinion commune et les médias traditionnels.
Un média traditionnel peut se tromper et donc tromper son public, mais il maintient une vigilance quant à la validité factuelle de ce qu’il rapporte, et lorsque ce n’est pas le cas, il propose généralement une information qui vient corriger son erreur. En revanche, les médias alternatifs confessent rarement leurs égarements ; Fox News et Alex Jones ont délibérément propagé des théories du complot pendant des années, mais n’ont admis leur faute que sous la contrainte judiciaire.
L’attrait de l’opposition systématique ne réside pas dans sa précision, mais dans son effet enivrant : la sensation d’être plus conscient que les moutons sans cervelle. L’objecteur est prompt à qualifier les conformistes de PNJ, mais en réalité, il ne fait pas plus d’efforts de réflexion ; cela demande exactement le même effort de désaccord avec tout ce que dit l’information à destination du public que d’être d’accord avec tout ce qu’elle dit. Les moutons noirs peuvent se distinguer mais ils restent des moutons.
L’objecteur a raison de dire que le consensus dominant est souvent erroné. Cependant, il commet une erreur lorsqu’il en infère que les extrêmes ont raison. La vérité n’est pas une somme nulle ; il est possible de ne pas être d’accord avec un idiot tout en étant soi-même un idiot. Pour cette raison, le chemin de l’objecteur ne mène pas à la vérité, mais à des théories du complot radicales qui sont souvent marginalisées pour de bonnes raisons. En fin de compte, la contradiction systématique se révèle un raccourci plus douteux encore que le conformisme.
PNJ #3. Le disciple
Le disciple n’est pas tant une espèce distincte de l’objecteur qu’une transformation de celui-ci ; le papillon par rapport à la chenille. Cependant, il emprunte un raccourci différent vers la « vérité », ce qui le distingue.
Le besoin d’avoir foi en quelque chose est humain et si l’on ne peut pas avoir foi dans le consensus de la société, alors cette foi doit être placée autre part. L’objecteur essaie de placer sa confiance dans les extrêmes, mais ces derniers sont cacophoniques, ce qui contraint l’objecteur à placer sa confiance en un démagogue charismatique et anti-establishment. En faisant cela, il devient la plus ancienne espèce de PNJ : le disciple.
Le premier et le plus simple raccourci de l’humanité vers la « vérité » consistait à choisir quelqu’un considéré comme sage – un sage, un roi ou un prophète – et à croire tout ce qu’il disait. En faisant cela, on sous-traitait ses croyances à la personne en qui l’on avait confiance pour discerner au mieux la vérité.
Être un disciple est un raccourci attrayant vers la « vérité » car il ne nécessite pas de prise de décision, seulement un mimétisme. Imiter une personne est beaucoup plus facile qu’incarner une idée ; lorsqu’un chrétien veut savoir comment agir, il pourrait parcourir laborieusement sa bible, ou il pourrait se demander : « Que ferait Jésus ? » Les humains étant naturellement mimétiques, ils ont tendance à préférer suivre non pas des idéologies mais des idéologues, le plus court chemin vers les vérités « révélées ».
Aujourd’hui, de nombreuses personnes forment leurs croyances en s’engageant dans une sorte de jeu de rôles cognitif, en imitant les opinions des idoles avec lesquelles elles ont développé des relations parasociales. Les idoles les plus suivies aujourd’hui sont des hommes comme Andrew Tate, Donald Trump et Elon Musk aux États-Unis. Ces messies-entrepreneurs, qui se présentent généralement comme ceux qui délivrent les masses des élites mondialistes et qui évitent aussi bien la féminisation des hommes que l’effondrement de la civilisation occidentale, ont tendance à pencher à droite parce que l’establishment est de gauche progressiste. De plus, ils ont tendance à agir de manière résolument virile pour séduire les jeunes hommes privés de modèles à cause du « biais gamma » qui traverse l’opinion commune à leur encontre.
L’idole exerce tellement de pouvoir sur ses disciples que finalement elle l’emporte sur leur intégrité. Les partisans de Trump dénoncent l’establishment pour son manque d’honnêteté, tout en trouvant sans relâche des excuses à l’honnêteté pathologique de leur idole. Les adeptes d’Andrew Tate sont prompts à accuser leurs opposants d’être des manipulateurs, tout en rejetant les allégations substantielles selon lesquelles leur idole serait le premier des manipulateurs. Et les fans d’Elon, souvent terrifiés par les vaccins, la viande de laboratoire et l’ingénierie sociale, semblent être en paix avec l’idée que leur idole veuille littéralement insérer des puces dans la tête des gens.
L’avantage théorique d’être un disciple est qu’il semble suffire de suivre une personne capable d’exprimer de meilleurs jugements que soi-même, en adoptant ses opinions, pour s’approprier ce jugement et profiter d’une aura par procuration. Cependant, en pratique, cela a tendance à ne pas bien fonctionner. La très sérieuse théorie du double flux affirme que la plupart des opinions des gens sont copiées de leurs « leaders d’opinion » préférés (influenceurs, célébrités, démagogues), qui à leur tour copient les opinions de leurs médias de masse préférés. En tant que telle, l’idole d’un disciple est souvent elle-même un PNJ qui délègue sa réflexion à des sources suspectes.
Cela est particulièrement vrai pour les leaders d’opinion qui mènent des vies bien remplies, comme Trump, Elon et Tate, qui n’ont pas le temps de rechercher et analyser convenablement tous les sujets sur lesquels ils émettent des opinions avec confiance. Cela se manifeste dans leurs nombreuses déclarations intempestives, comme l’affirmation péremptoire d’Elon selon laquelle les États-Unis seraient exempts de Covid d’ici la fin d’avril 2020, ou sa promotion d’une théorie du complot étrange concernant le mari de Nancy Pelosi.
Mais lorsque vous êtes disciple, rien de tout cela n’a d’importance ; l’idolâtrie envers quelqu’un rend aveugle à ses défauts, que le disciple finit par imiter. Le disciple n’est finalement qu’un PNJ suivant un PNJ, et donc le raccourci qu’il prend ne mène pas à la vérité, mais là où son idole le mène aveuglément.
PNJ #4. Le tribal
Nous avons vécu en tribus durant plus de 90 % de l’histoire humaine. En tant que tel, le tribalisme est l’un des instincts humains les plus profondément ancrés, et il nous détourne fréquemment de notre quête de la vérité, de sorte que les autres types de PNJ ont tendance à évoluer, ou plutôt à dégénérer, en tribaux.
L’approche du tribal en matière de formation des croyances est simple : il recherche la tribu avec laquelle il se sent le plus d’affinités, et, sous l’impression erronée que ceux qui partagent ses croyances politiques sont les mieux à même de discerner la vérité en général, il puise ensuite ses croyances au sein de sa tribu.
Le tribal dispose d’un avantage évident sur les autres espèces de PNJ : un groupe lui sert de caution, par la force du nombre, sa tribu offre non seulement un moyen facile de former des croyances, mais aussi un sentiment d’appartenance.
Mais le tribalisme a également des inconvénients qui lui sont propres. Tout au long de l’histoire, les tribus qui sont restées unies ont conquis celles qui ne l’étaient pas, indépendamment de la validité objective de leurs croyances, de sorte que la formation de croyances tribales n’a pas évolué pour la vérité, mais pour lier les membres d’une même tribu.
La colle qui maintient les tribus ensemble est généralement une vision manichéenne de la réalité : « nous luttons pour le bien contre le mal, et bien sûr, nous sommes les gentils ». Les tribus sont moins unies par l’attraction intragroupe que par la répulsion extragroupe ; elles se rassemblent en réponse aux menaces extérieures. C’est pourquoi, en l’absence d’ennemis, elles les inventent. Au lieu de chercher à comprendre les véritables causes d’un problème, elles font instinctivement des autres groupes leurs boucs émissaires.
La guerre culturelle en témoigne constamment : les gauchistes favorisent les croyances qui exagèrent la menace des capitalistes, et les droitistes favorisent des croyances qui exagèrent la menace des factieux. Au lieu de chercher à comprendre et traiter les véritables causes de problèmes sociaux complexes, chaque clan politique se contente d’accuser l’autre. Et si les deux parties décident de discuter de la question, elles abordent le débat comme des fans de sport, chacun encourageant son équipe.
Le tribal se méfie des autres groupes, qu’il estime corrompus, alors il n’accorde sa confiance qu’aux informations émanant de sa bulle tribale, où l’information est soigneusement filtrée pour lui, optant pour une sorte d’inceste intellectuel dans le huis clos d’une chambre d’écho, une sorte d’asphyxie auto-érotique qui les prive lentement de bon sens. Car la pensée méthodique expose nécessairement toute conviction à sa contradiction.
Le tribal est dupé non seulement par son besoin de diaboliser l’autre groupe, mais aussi par son besoin de s’intégrer au groupe. Il se retrouve pris au piège dans une spirale de pureté où il rivalise avec ses alliés pour montrer la plus grande dévotion aux principes de la tribu, ce qui conduit la tribu à toujours plus d’extrémisme.
Naturellement, le tribalisme est la stratégie de recherche de la vérité la plus courante dans le domaine le plus tribal par principe : la politique. Les croyances politiques se divisent largement en deux camps, même si les croyances dans chaque camp sont orthogonales – le changement climatique a peu à voir avec l’avortement, qui a peu à voir avec l’Ukraine – mais si vous connaissez les croyances de quelqu’un sur l’une de ces questions, vous pouvez généralement prédire ses croyances sur les autres.
Le tribalisme est un moyen facile de trouver un sentiment d’appartenance communautaire, mais ce n’est pas un moyen de trouver la vérité. Il transforme invariablement la vie en conte de fées du bien contre le mal, ou du groupe d’appartenance contre le groupe extérieur, pour que le besoin d’appartenance finisse inévitablement par éclipser le désir de réalité. En fin de compte, le tribalisme est un raccourci non pas vers la vérité, mais vers une distorsion de plus en plus polarisée de celle-ci.
PNJ #5. Le centriste (« Averager »)
Le centriste comprend que les gauchistes aussi bien que les droitistes sont des partisans qui privilégient leur tribu à la vérité. Il sait que la vérité se trouve souvent entre les extrêmes, il adopte donc la vision la plus modérée et médiane sur toutes les questions.
Le centriste pense qu’en évitant les excès des gauchistes ou droitistes, ou des conformistes et objecteurs, il évite le comportement de PNJ. En réalité, le centriste ne pense pas plus que l’extrémiste et se révèle non moins un PNJ que les autres.
Le centriste qui réfléchit par lui-même choisit régulièrement son camp ; il est d’accord avec la gauche sur certaines questions, avec la droite sur d’autres. Par exemple, en ce qui concerne les soins de santé, il est socialiste ; il pense que tout le monde devrait avoir droit à un accès gratuit aux soins essentiels, quelle que soit son origine. Mais en ce qui concerne la désinformation, il est libertarien ; il croit que la vérification des faits devrait être réalisée de manière collaborative (à la manière des « Community Notes » de Twitter) et non supervisée par des organismes gouvernementaux douteux qui décident pour les autres de ce qui est vrai.
À l’opposé du centriste non-PNJ, qui pense par lui-même, le centriste PNJ ne choisit jamais de camp. Il se maintient constamment dans un entre-deux sécurisant. « Certains traitements médicaux nécessaires devraient être gratuits, mais pas tous. » « Certaines vérifications des faits devraient être réalisées de manière collaborative, mais pas toutes. » En faisant constamment appel à la nuance et au compromis face à la complexité, le centriste peut signaler son intelligence tout en évitant d’avoir à réfléchir sérieusement.
Cela ne signifie pas que le fait d’être un centriste consiste simplement à signaler gratuitement son intelligence ; par expérience, le centriste a généralement appris à nuancer ses croyances ; il est généralement un réfugié des extrêmes, qui, après avoir flirté avec le tribalisme, le conformisme et/ou la contradiction radicale, s’est retrouvé désillusionné par ces approches et a conclu que tous les camps sont aussi irrationnels les uns que les autres.
En tant que tel, le centriste défend fréquemment la théorie du fer à cheval, l’idée que la gauche et la droite sont fondamentalement les mêmes et ne diffèrent que par des aspects superficiels. La théorie du fer à cheval porte une part de vérité, mais elle sert trop souvent de moyen paresseux pour justifier le « en même temps » et éviter de s’engager franchement aux côtés de l’une des parties prenantes.
Le centriste a raison de dire que les questions sont généralement plus complexes qu’elles ne le paraissent, mais comme il rejette instinctivement les arguments des deux côtés sans assez prendre le temps de les comprendre, il manifeste rarement une profonde maîtrise de la nuance dont il se réclame. Lorsqu’on lui demande pourquoi il n’est pas d’accord avec tel ou tel, il n’est généralement pas en mesure de proposer une réflexion détaillée et se cache derrière la posture courante selon laquelle les deux côtés sont biaisés.
Comme le centriste refuse de prendre parti, sa réflexion paraît fade et il ne se passionne jamais assez pour défendre une idée. En tant que tel, le centriste est le plus anodin des PNJ, le moins enclin à l’extrémisme certes, mais aussi le moins déterminé.
L’avantage de prendre la position médiane sur chaque question est de n’être jamais complètement dans le faux sur quoi que ce soit. Sans non plus être complètement dans le vrai. Le chemin du centrisme est donc un raccourci non pas vers la vérité mais vers la zone obscure entre vérité et mensonge, et pour cette raison, il devrait être évité.
Conclusion
Ce sont donc les cinq principales sortes de PNJ (Personnages Non-Joueurs). Une personne peut parfaitement s’inscrire dans une seule catégorie, ou être « fluide en PNJ », naviguant entre deux types ou plus ; par exemple, elle peut être conformiste sur l’Ukraine et centriste sur les questions de genre. Nous nous retrouvons tous, malgré nous, PNJ sur certains sujets, à exprimer des opinions sans pouvoir en rendre compte de façon pleinement informée et rationnelle. Il n’y a tout simplement pas assez d’heures dans la journée pour former un jugement éclairé sur la plupart des questions que nous abordons.
C’est mathématique : la durée de vie moyenne de 80 ans équivaut à seulement 4000 semaines. Vous en avez déjà utilisé une bonne partie et un tiers de ce qui reste sera consacré au sommeil, tandis que la plupart du reste sera consacré au travail et à la vie quotidienne. Cela ne laisse pas beaucoup de temps pour effectuer des recherches et réfléchir consciencieusement, méthodiquement, aux sujets sur lesquels vous aurez à présenter vos opinions.
Au fond, on devient PNJ parce que la connaissance est infinie et la vie courte ; beaucoup se ruent vers des croyances parce que leur vie entière s’apparente à une course contre la montre. Mais il y a une meilleure façon de gérer le temps que la précipitation perpétuelle : elle consiste à hiérarchiser.
Finalement, le véritable crime du PNJ n’est pas qu’il se fourvoie en conjectures, mais qu’il se représente ses croyances comme des besoins. Essayer de se forger une opinion sur tout ne lui laisse pas de temps pour avoir une pensée éclairée sur quoi que ce soit.
La solution consiste à hiérarchiser les problèmes, des tertiaires aux primaires.
Les problèmes tertiaires sont ceux dont vous n’avez pas besoin de vous soucier : la plupart des choses appartiennent à cette catégorie. Réfléchissez à la différence que cela fera de savoir ou non quelque chose et si cela ne fait aucune différence, décidez de ne pas avoir d’opinion à son sujet. Ne prenez même pas de raccourci vers de telles croyances. Acceptez simplement que vous ne savez pas.
Les problèmes secondaires sont ceux qui vous intéressent, mais sur lesquels vous n’avez pas besoin d’être parfaitement précis. Sur ces questions, si vous devez prendre des raccourcis, alors prenez le meilleur qui soit : l’apprentissage contradictoire. Recherchez les meilleurs défenseurs de chaque côté et croyez celui qui est le plus convaincant. Si c’est trop de travail, obtenez vos informations à partir de sites Web comme AllSides ou Ground News qui vous permettent de voir ce que chaque partie dit sur un problème donné.
Les problèmes primaires sont ceux qui vous tiennent le plus à cœur, ceux sur lesquels votre détermination à savoir n’est pas négociable. Exploitez votre temps libre en ignorant les choses tertiaires et en prenant des raccourcis sur les choses secondaires pour apprendre tout ce qu’il y a à savoir sur les choses primaires.
Lorsque vous êtes sur le point de former une opinion, demandez-vous d’abord s’il s’agit d’un problème primaire, secondaire ou tertiaire. Sur les problèmes tertiaires, gardez le silence. Sur les problèmes secondaires, faites preuve d’humilité. Sacrifiez tout aux problèmes primaires.
Votre cerveau essaiera toujours de gagner du temps lorsqu’il forme vos croyances, c’est son rôle, mais la meilleure façon d’économiser du temps n’est pas de prendre un raccourci ou une parallèle vers la « vérité », c’est de ne prendre aucun chemin du tout. Donc, si vous voulez cesser d’être un PNJ, dites simplement « je ne sais pas » à toutes les questions que vous ne considérez pas de niveau primaire. Vous obtiendrez alors tout le temps nécessaire pour ne pas rester PNJ sur les sujets qui vous préoccupent vraiment.
Par Gurwinder Bhogal
(Traduction : Régis Maag)
À propos de Gurwinder Bhogal
Gurwinder est un écrivain indo-britannique. Ses réflexions sont publiées sur Areo, Quillette, The Humanist, The Sunday Express, et sur le blog du think-tank anti-extrémiste Quilliam. Vous pouvez suivre ses publications sur Substack et Twitter :
Rosset, dans un article consacré au musicien Maurice Ravel, cite Vladimir Jankélévitch : « La rapidité avec laquelle Maurice Ravel trouve la perfection tient du prodige. Ravel (…) est presque tout de suite lui-même. » Je me souviens d’une chose dite par Rosset sur Ravel professeur de piano (activité qu’il n’aimait pas du tout) : il paraît qu’il disait à ses rares élèves : « copiez, copiez, jusqu’à ce que ce vous ferez sera original. » Car on est bien forcé de copier, d’imiter, tant qu’on n’a rien à dire, à faire, à penser d’original. Et l’originalité elle-même repose sur une certaine façon de recueillir la tradition.
je viens de parler d’imitation. Nous imitons tous, en particulier si nous n’avons pas la force de nous hisser au rang des créateurs, des grandes personnalités. N’est pas Napoléon, ou Bach ou Kandinsky, ou Ravel qui veut. Mais il est aisé de copier et d’imiter ces grandes individualités (au risque du ridicule le plus souvent, le pire étant ces individus coiffés, habillés, marchant, parlant, mangeant comme leur star préférée, à laquelle ils se sont identifiés).
Il existe un bel article de William James, De l’importance de l’individu (au chapitre VIII de La volonté de croire, qui date de 1916), qui est une réponse à un défenseur (M. Allen) de la thèse selon laquelle les peuples, les masses, la société importe plus que les « grands » individus. En voici quelques extraits : « la différence minime qui sépare l’homme de génie de sa tribu m’intéresse considérablement, tandis que l’immense différence qui existe entre deux tribus intéresse M. Allen. (…) Un charpentier illettré de ma connaissance disait un jour devant moi : « Il y a une bien petite différence entre un homme et un autre, mais si petite soit-elle, elle est extrêmement importante ». Cette distinction me paraît aller au fond de la question. Ce n’est pas seulement la dimension d’une différence qui intéresse le philosophe, mais sa place, sa nature et sa fonction. (…) Il est maintenant une loi remarquable que peu de personnes semblent avoir méditée. Elle peut s’énoncer ainsi : de toutes les différences qui existent, les seules qui nous intéressent véritablement sont celles que nous ne considérons pas comme admises. (…) Il y a ainsi dans les affaires humaines une zone d’insécurité où se réfugie tout l’intérêt dramatique, alors que tout le reste appartient à la machinerie inerte de la scène. C’est la zone plastique, l’élément qui n’a pas encore imprégné la moyenne de la race, qui ne constitue pas encore un facteur typique, héréditaire et constant de la communauté. Elle ressemble à cette couche molle qui réside sous l’écorce de l’arbre et qui en exprime la croissance annuelle. La vie a abandonné l’intérieur du tronc puissant qui demeure inanimé et fait, pour ainsi dire, partie du monde inorganique. De nombreuses couches de perfection humaine me séparent des sauvages de l’Afrique Centrale qui poursuivaient Stanley en lui réclamant des vivres. M. Allen voudrait que cette différence considérable retînt mon attention plus que la différence minime qui sépare deux êtres de même espèce ou M. Allen et moi-même. (…) En ma qualité de professeur, j’attache infiniment plus de prix à la brèche qui sépare mon meilleur élève de mon plus mauvais, qu’à l’abîme qui existe entre ce dernier et l’amphioxus. (…) La zone des différences individuelles et des modifications sociales qu’elles provoquent est la zone plastique, la courroie de transmission de l’incertain, le point de rencontre du passé et de l’avenir. Elle est le théâtre de tous les événements que nous ne considérons point à l’avance comme admis, la scène où se déroule le drame de la vie ; et, si limitée qu’en soit l’étendue, elle suffit encore à contenir toute la série des passions humaines. »
Il y a un auteur, hélas un peu caché dans l’ombre que lui fait Durkheim, qui a compris l’importance de l’imitation, c’est Gabriel Tarde. Voici ce que Lordon, dans Spinoza et les sciences sociales, en dit : « Quatre types d’imitation. 1)- l’imitation coutume, le grand fleuve de nos habitudes sociales, à côté duquel les autres types d’imitation ne sont que de « bien faibles torrents » (Gabriel Tarde).
Identifiable à ce qu’on appelle la tradition, l’imitation coutume recouvre toutes les formes d’habitudes qu’un groupe social hérite de ses ancêtres (langues, institutions, moeurs) et garantit la continuité d’une culture à travers le temps. 2)- l’imitation mode constitue une première forme d’écart (imitatif) par rapport à l’imitation coutume : au lieu de répéter ce qu’on fait mes ancêtres, je suis poussé (au sein de certaines formations sociales) à imiter ce que font quelques-uns de mes contemporains qui s’opposent à la pratique de mes ancêtres. Alors que l’imitation coutume m’inscrit dans un certain territoire (national, éthique, social) doté d’une permanence temporelle, l’imitation mode m’inscrit dans une certaine période historique. Car la mode se définit comme ce qui change constamment. 3)- la contre imitation pousse le sujet social, non pas à « faire exactement comme son modèle », mais à « faire exactement le contraire ». « Toute affirmation forte, en même temps qu’elle entraîne les esprits moyens et moutonniers, suscite quelque part, dans un cerveau né rebelle, ce qui ne veut pas dire inventif, une négation diamétralement contraire et de force à) peu près égale. » « car les hommes se contre imitent beaucoup, surtout quand ils n’ont ni la modestie d’imiter purement et simplement ni la force d’inventer » (Tarde, Les lois de l’imitation) ; 4)- la non imitation consiste non seulement à refuser d’imiter ce qui devrait, à quelque titre que ce soit, s’imposer comme un modèle, mais également à refuser de s’y opposer. (…) Le geste de non imitation participe le plus souvent lui aussi d’une volonté d’exemplarité qui érige le non imitateur en nouveau modèle à imiter. Et l’on peut se demander si cela ne décrit pas assez précisément l’attitude existentielle que décrit le prologue du Traité de la réforme de l’entendement : Spinoza s’y expose en non imitateur des modèles de bonheur disponibles autour de lui — modèles qui visent « les richesses, les honneurs et la volupté » §1 du TRE. » (pp. 144-147)
Le grand penseur de l’imitation, c’est peut-être Spinoza dans l’Éthique, qui en fait une catégorie importante pour comprendre le fonctionnement des sociétés.
Pour sa part, Vincent Descombes écrit qu’il ne peut exister de société constituée seulement d’automates (l’auteur du texte dit robots), ni de société constituée seulement d’individus autonomes. C’est donc un peu un faux problème que nous voyons dans cet article. Quand l’auteur écrit : « Au fond, on devient PNJ parce que la connaissance est infinie et la vie courte ; beaucoup se ruent vers des croyances parce que leur vie entière s’apparente à une course contre la montre. Mais il y a une meilleure façon de gérer le temps que la précipitation perpétuelle : elle consiste à hiérarchiser (…) les problèmes, des tertiaires aux primaires », on se demande en quoi c’est si important, et surtout en quoi cela résout le problème de l’imitation, je pense en particulier aux trois premières formes selon Lordon).
« copiez, copiez, jusqu’à ce que ce vous ferez SOIT original. » J’avais d’abord écrit : « copiez, copiez, puis un jour ce que vous ferez sera original »… Mais sur internet, si on oublie de se relire et si on appuie sur le bouton « envoyez », c’est trop tard (définition de l’enfer selon Thomas Hobbes). Heureusement, on peut envoyer un second message…