L’affect PLAY mal contrôlé

Quand on interagit avec une personne, il est rare que l’un ou l’autre sache avec certitude quels sont les affects qui ont le plus d’emprise sur son soi à un instant particulier. Ce n’est pas que l’interaction est entièrement automatique et inconsciente – et encore l’hypothèse n’est pas insensée – mais le « moi » superficiel qui se déclenche plutôt qu’un autre pour une occasion en particulier est formé par des « volontés de puissance » qui s’exercent à l’insu des personnes. En particulier, il est très difficile de savoir dans le monde adulte à quel point l’affect du jeu (PLAY) est actif, sauf lorsqu’il est stimulé au point d’accéder à la conscience comme tel, avec ses règles explicites.

Dans l’interaction, à moins que le cadre soit spécifiquement ludique, il est statistiquement impossible d’évaluer pour les deux parties de façon réciproque et consciente le « désir de jouer », c’est-à-dire dans quelle mesure l’affect PLAY est désinhibé. Dans la société des adultes, cette incertitude est la situation la plus courante, alors que la société est structurée profondément par lui (l’affect). Cette incertitude persistante de ce qui structure le lien sociale dévoile une société encore très immature. Par ailleurs, entre adultes il existe des stratagèmes pour obtenir des indices et même influencer le taux de valence d’un affect plutôt qu’un autre. L’humour fait partie des approches qui présentent un puissant effet de cadre.

Le problème qui à mon sens est immense au sein de la société, consiste à non seulement ne pas chercher à évaluer ses niveaux affectifs pour les occasions d’expérience stratégiques pour soi – ce qui empêche la personne d’être la meilleure version d’elle-même, pas tout à fait rien  – mais surtout à laisser au hasard les états de prévalence affective dans les interactions avec les enfants. Et plus grave encore avec les enfants au stade anal, c’est-à-dire entre l’oral et le verbal, quand l’enfant saisit un début d’extériorité – ce qui lui fait déjà courir le risque d’expérimenter une discontinuité traumatisante – au moment même où il souffre douloureusement d’alexithymie.

Beaucoup trop d’adultes approchent les enfants sans aucune précaution, car ils ne savent pas ce à quoi il faut prêter attention, ni donc vraiment à qui et pourquoi – ce qui alimente la tragédie de l’enfant qui essaie de signaler sa compétence sans que ses juges ne sachent s’en apercevoir – quant à leur propre état affectif. L’affect PLAY, bien qu’un formidable outil de développement cognitif pour l’enfant quand il est bien exploité, devient une redoutable machine à broyer l’intelligence lorsqu’il est prévalent chez l’adulte et ponctuellement inhibé chez l’enfant (notamment lorsqu’il prend très au sérieux la démonstration d’une compétence). Cela arrive beaucoup plus souvent que ne le croient ceux qui ne se sont jamais posé la question sérieusement.

Un bébé de 20 mois avec le sourire aux lèvres peut représenter un stimulus appétitif pour l’adulte qui active alors l’affect PLAY unilatéralement sans activer sa conscience réflexive (qui de toute façon, sans savoir ce qu’il y a à savoir, resterait sans objet). Sans y prêter attention, le déséquilibre de l’harmonie des valences, qui rompt le lien affectif, arrive très vite entre un bébé et un adulte.

Par exemple la série suivante :

  • je tends un objet à bébé
  • il vient s’en saisir
  • je feinte, je retire l’objet avant qu’il n’ait pu l’attraper

À ce moment là, le bébé et l’adulte ont égalisé temporairement leur affect PLAY, ils ressentent tous les deux, le plus souvent et s’il n’y a pas d’antécédent négatif ou de mauvaise intention manifeste, un caractère plaisant à l’interaction ludique. Il existe un déséquilibre, voire un malentendu préexistant : l’adulte reste le modèle et celui qui a les pleins pouvoirs de fait alors que dans l’esprit de l’enfant tout juste sorti du monde intégré intérieur, c’est lui l’omnipotent, ses attentes intuitives visent toutes à la pleine satisfaction de ses désirs. L’adulte, dans sa perception, est là pour assurer que ses désirs sont comblés. Autrement dit, sa tolérance au jeu est très limitée : il faut qu’il gagne. Un adulte averti sait qu’il ne faut pas mettre en enfant en échec à cette étape de la vie et surtout pas de façon volontaire et répétitive. Pourtant, il n’est pas si rare que la série suive le paradigme de l’interprétation PLAY au niveau noétique de l’adulte et non à celui du stade limbique-affectif exclusif de l’enfant :

  • je représente l’objet et je commence vraiment à M’amuser, je ris
  • il revient se saisir de l’objet avec la conviction que cette fois-ci, il est bien pour lui
  • l’objet est de nouveau soustrait
  • là c’est une mise en échec
  • l’adulte satisfait de son jeu éclate de rire.

Ici, les canaux de l’affect PLAY de bébé sont fermés car une alerte s’est déclenchée : il a été mis en échec et apparemment l’adulte ne répond pas comme prévu. Non seulement l’objet proposé est resté mystérieusement inaccessible mais l’adulte a échoué à se rendre utile. L’amygdale cérébrale, l’une des premières aires cérébrales à se former dans l’encéphale parce qu’elle est le centre des alertes et représentait ainsi le système le plus vital pour nos ancêtres, vient d’alerter le réseau : l’environnement ne répond pas comme il le devrait, la situation est hostile. L’affect PANIC/GRIEF prévaut désormais. Le comportement de l’enfant a changé : il cherche du regard un autre adulte pour corriger la situation, il scrute rapidement le cadre et ne peut pas abandonner l’objet qui est devenu le coeur de son attention. Quand on tend un objet à un enfant, on le plonge immédiatement à la frontière de l’épuisement de soi, self-depletion, dans la mesure où son attention est entièrement portée par les objets de ses intentions. Il ne fait pas une action en pensant à autre chose, ses pouvoirs de représentations sont encore neufs, ou plus exactement pauvres : très peu d’icônes y sont présentes faute d’expérience. Un objet présenté devient une valeur absolue qui correspond à l’activité permanente de l’affect SEEK : à la recherche permanente du « moi » d’après, tout individu vise en permanence une valeur plus haute que celle du présent. Un objet présenté est une occasion immanquable de devenir le moi suivant. Si le « jeu » s’arrêtait là et que l’adulte était en pleine possession de ses propres dispositions plutôt que ses dispositions en pleine possession de lui, tout irait très bien pour l’enfant car l’objet lui viendrait ou un parent viendrait le conforter et expliquer que c’est un jeu qui fait rire aussi les adultes. Mais là commence le harcèlement inconscient, du même type que le harcèlement scolaire du vieil élève sur le nouveau, qui se fait plaisir à rire de « l’infériorité » de l’autre. La série continue ainsi :

  • l’enfant n’a toujours pas eu accès à l’objet, près d’une minute s’est déroulée
  • l’affect RAGE prévaut
  • l’enfant transpire, rougit, perd son regard à la recherche d’une solution urgente
  • l’adulte est euphorique : qu’est-ce que c’est drôle un enfant, ça monte vite, regardez-le qui s’énerve, quel petit tempérament celui-là !
  • tout le monde approuve, parents compris : c’est vraiment très drôle à quel point ils prennent les choses à coeur
  • l’enfant n’a pas de solution, il doit « tuer » son projet de soi.

C’est un drame typique du stade anal. L’enfant doit renoncer à son soi projeté et revenir à l’ancien moi après une puissante période de découplage. Le découplage est le moment par lequel l’ancien moi est coupé des fonctions cognitives et exécutives pour laisser place au nouveau moi, augmenté d’une expérience. Nous passons tous notre temps à passer d’un moi à un autre de façon superficielle pour des raisons d’adaptation sociale vitale. Mais le stade anal est singulier : l’enfant doit se détacher du monde en conservant au maximum les garanties dont il disposait quand tout le monde était intérieur. Si l’adulte et a fortiori les éduquants se retrouvent mêlés à ces scènes d’humiliation, l’enfant va devoir renoncer à ses expositions au monde et trouver des alternatives.

À cet âge, le cortex orbito-frontal est en formation, il occupe une proportion encore modeste dans l’encéphale. Lorsque l’environnement et les adultes se comportent comme prévu, la logique du réel enrichit le COF de nouvelles liaisons objectives issues des perceptions. Cela renforce l’intelligence de l’enfant à plusieurs niveaux : le COF peut se retrouver souverain à expérimenter la causalité et alors le langage, basé comme la nature sur le Logos, permet à l’enfant progressivement de mettre des mots sur les rapports logiques. Les informations issues de la sensibilité, les perceptions, peuvent essentiellement être traitées par le COF, avec le soutien de plus en plus de l’aire de Brocca et Wernicke – les aires du langage articulé et des mots. La grammaire s’installe d’autant plus facilement que le détachement de soi avec le monde est vécue comme non violente. Mais lorsque les scènes comme celle qui précède se répètent, le COF se développe moins vite car l’information traitée est moins logique. L’absence de logique est un véritable viol des attentes ontologiques intuitives. L’intelligence de l’enfant n’est pas assez développée pour trouver des compensations verbales aux pertes de relations causales dans le réel. Son dieu, c’est lui-même et son Sujet le parent. Ce sont les zones plus primaires qui sont ainsi appelées à traiter ce qui est perçu depuis l’amygdale cérébrale comme un danger, une perspective de chaos et à l’horizon la mort symbolique de soi. Le fait d’habituer un encéphale à s’attendre à des relations non causales ralentit le trajet de l’information dans les aires supérieures baignées de dopamine. La « récompense » hormonale permet d’aller d’un soi à l’autre de façon gratifiante en faisant circuler naturellement l’information via la « substance grise ». À l’opposé, la communication violente fait activer le complexe hypothalamo-hypophysaire de façon à sécréter cortisol et adrénaline en quantité suffisante pour que l’information descende rapidement dans les aires primaires. La communication violente pousse le système cognitif inconscient à chercher l’affect à la plus grande « volonté de puissance » pour sauver ce qui reste du soi actuel, amputé du projet de soi nouveau. Ce ralentissement de l’information n’a pas que pour cause qu’il faille à l’information passer par des aires inférieures pour remonter jusqu’au COF, mais le fait que le développement neuronal doive être renforcé au niveau affectif pour protéger l’enfant dans son extraction du monde. Cela se joue aux dépens du développement neuronal supérieur. Or, la vitesse de propagation de l’information à travers les réseaux de neurones est exactement proportionnelle à une mesure plus connue qu’on l’appelle QI. L’intelligence. Et qu’on ne se raconte pas d’histoire : en science, il n’y a qu’une seule intelligence identifiée et mesurable, le QI. Les autres sont des dispositions, des aptitudes intéressantes mais pas de l’intelligence, par définition. En développant le réseau qui part de l’amygdale cérébrale vers les zones affectives primaires, on augmente l’espace attribué à ces aires. La conséquence ? une perte de masse potentielle au niveau du COF.

Mettre un enfant un situation d’échec en plein stade anal, au moment même où un adulte lui offre une occasion de découplage, c’est profondément le pervertir, le détourner du rapport logique au monde et lui faire perdre accès à son potentiel d’intelligence. C’est une catastrophe pour lui, pour sa famille et c’est une vraie opportunité donnée à la bêtise de se propager à grande échelle. C’est notamment par ces scènes que la passivité intellectuelle de l’adulte réputé « majeur » se transmet à la nouvelle génération. A t-on vraiment pris la mesure de la perte collective de ce potentiel individuel, de faire élever des enfants par des adultes moins puissants que leurs enfants ? « Puissance » au sens Nietzschéen Zur Macht, potentiel de réalisation : celui qui a perdu son potentiel est sensé « élever » l’enfant chez qui tout est potentiel. C’est une contradiction inhérente à l’éducation et encore mal instruite. On voit aussi que des situations en apparence anecdotiques ont une valeur fondamentale. Un enfant de moins de 3 ans est façonné par ces malentendus au point que ce qu’on appelle les big 5 traits, les principaux traits de caractère, ont d’abord été décrits par certains disciples de Freud comme les « psychoses secrètes ».

C’est sans doute l’une des raisons d’une société plus affective qu’éclairée.

 

Sources :

  1. Jaak Panksepp & Lucy Biven, The archeology of mind, 2012
  2. Jeffrey A. Gray & Neil McNaughton, The neuropsychology of anxiety 2003
  3. Jean Piaget, La naissance de l’intelligence chez l’enfant, 1936
  4. Pascal Boyer, Minds make societies, 2018

Précision : je n’en fais pas mention plus haut, mais ce n’est pas seulement l’amygdale cérébrale qui est activée en cas de communication violente, l’hippocampe présente aussi une augmentation de son activité (Gray & McNaughton). Les phobies sociales résultent d’une activité conjointe des deux aires (« social phobia shows dysfunction in both the amygdala and the hippocampal formation »).  Or, « The hippocampus is a brain structure that is essential for the creation of declarative and episodic memoriesconscious memories of knowledge and experiences« , explique Panksepp…)


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